A l'écoute de mes patients, je me sens parfois évoluer dans la forêt des ombres - sorcières grimaçantes, dévoreuses d'enfants, ogres terrifiants, incestuels, pris dans leur violence ou leurs plaintes sans fin... Leurs évocations sont parfois littéraires, allusives, convoquant des fantasmes de sombres contes de fées, tantôt littérales, et d'autant plus glaçantes - des loyautés délirantes à des figures familiales folles (impossibles à remettre en question sous peine d'exclusion), une adolescente sommée de se déshabiller pour recevoir des coups de ceinture, un petit garçon confronté des années durant à une inaccessible mère aux deux visages, oscillant entre moments d'apathie et hurlements persécutés, une femme marchant sur la plage, ses deux enfants à la main, sans valises, sans argent, pour fuir un père schizophrène en pleine crise, une toute jeune femme administrant des psychotropes à sa mère à son insu, dans l'espoir de la ramener à un état où celle-ci soit en mesure d'accepter une consultation...
Des univers chaotiques, imprévisibles, terrifiants, où la mort est omniprésente - et, pour tous ceux-là en tout cas, tragiquement réels : il ne s'agit pas de figures imaginaires, mais de parents infiniment souffrants, pour la plupart hors parcours de soins. Je ne cesse de m’étonner de la stupéfiante capacité de ces familles à survivre à l'enfer (mais à quel prix ?), à faire face à l'impossible, sans demander d'aide ou sans en recevoir. Et d'être bouleversée par la capacité de ces enfants ou désormais ex-enfants à se tenir debout, à bâtir et à conserver des repères intérieurs, et par leur incroyable subtilité relationnelle - parce qu'ils ont appris si tôt à se mettre au diapason de l'autre, à en décoder les moindres messages, à être attentifs à toutes les variations émotionnelles - excepté les leurs...