Chère Mammie,
Cela faisait quelques temps déjà que tu étais partie habiter une autre planète – comme si tu avais décidé, à la mort de Papi, de laisser les souvenirs disparaître un à un de ta mémoire, comme si la réalité avait progressivement cessé d’avoir un sens pour toi.
Tu ne te souvenais plus de rien, mais nous, nous nous souvenons. Il y aurait de multiples souvenirs à partager pour évoquer cette femme que tu étais, qui a traversé presque un siècle ; mais j’ai choisi de retenir deux histoires que tu m’as toi-même racontées.
Il était une fois une petite fille de treize ans dont le monde s’était effondré à la mort de son père, bien des années après que les gaz des tranchées de la première guerre mondiale lui aient brûlé les poumons.
Il était une fois la même jeune fille à quinze ans, éblouie par une simple paire de souliers dans une vitrine, une paire de souliers de daim gris, que sa mère lui offrit le soir même. Pas parce qu’elle était une enfant gâtée, mais comme une revanche sur la vie qu’elle n’avait pas eue, sur la famille défaite par le deuil, les études empêchées, les rêves brisés.
Je les imagine comme si je les avais vues, ces chaussures de daim gris : élégantes, coûteuses, sûrement bien trop femme pour la jeune fille de quinze ans, bien trop fines pour la petite ville de province, un rêve de chaussures pour aller danser, pour voler au-dessus des pavés, insouciante et légère.
La jeune fille a eu cette année 92 ans ; elle a gardé longtemps le goût des belles choses, celui des bonnes choses aussi ! et celui de la danse, et celui du chant – j’aurai si souvent entendu mes grands-mères chanter. Elle a eu aussi bien des paires de chaussures très élégantes dans sa vie…
…mais ce que je retiens du jour où tu m’as raconté cette histoire, c’est l’émotion intacte avec laquelle tu m’as parlé de la gaieté et de l’amour de ta mère, de sa décision de choisir la vie. Ces dernières années, de temps à autres une petite fenêtre s’ouvrait, et tu racontais…
Un jour, tu as évoqué la mort de ta propre-grand-mère, à Noël, dans votre maison, et la religieuse qui a empêché ta mère de retirer tes souliers d’enfant – encore une histoire de souliers ! – de devant la cheminée. Pour que l’enfant que tu étais ne soit pas privée de fête, pour que la mort n’empêche pas la vie, pour que la peine n’annule pas la joie. Aujourd’hui, c’est ce que je te souhaite, et c’est ce que je nous souhaite, aussi.
Cela faisait quelques temps déjà que tu étais partie habiter une autre planète – comme si tu avais décidé, à la mort de Papi, de laisser les souvenirs disparaître un à un de ta mémoire, comme si la réalité avait progressivement cessé d’avoir un sens pour toi.
Tu ne te souvenais plus de rien, mais nous, nous nous souvenons. Il y aurait de multiples souvenirs à partager pour évoquer cette femme que tu étais, qui a traversé presque un siècle ; mais j’ai choisi de retenir deux histoires que tu m’as toi-même racontées.
Il était une fois une petite fille de treize ans dont le monde s’était effondré à la mort de son père, bien des années après que les gaz des tranchées de la première guerre mondiale lui aient brûlé les poumons.
Il était une fois la même jeune fille à quinze ans, éblouie par une simple paire de souliers dans une vitrine, une paire de souliers de daim gris, que sa mère lui offrit le soir même. Pas parce qu’elle était une enfant gâtée, mais comme une revanche sur la vie qu’elle n’avait pas eue, sur la famille défaite par le deuil, les études empêchées, les rêves brisés.
Je les imagine comme si je les avais vues, ces chaussures de daim gris : élégantes, coûteuses, sûrement bien trop femme pour la jeune fille de quinze ans, bien trop fines pour la petite ville de province, un rêve de chaussures pour aller danser, pour voler au-dessus des pavés, insouciante et légère.
La jeune fille a eu cette année 92 ans ; elle a gardé longtemps le goût des belles choses, celui des bonnes choses aussi ! et celui de la danse, et celui du chant – j’aurai si souvent entendu mes grands-mères chanter. Elle a eu aussi bien des paires de chaussures très élégantes dans sa vie…
…mais ce que je retiens du jour où tu m’as raconté cette histoire, c’est l’émotion intacte avec laquelle tu m’as parlé de la gaieté et de l’amour de ta mère, de sa décision de choisir la vie. Ces dernières années, de temps à autres une petite fenêtre s’ouvrait, et tu racontais…
Un jour, tu as évoqué la mort de ta propre-grand-mère, à Noël, dans votre maison, et la religieuse qui a empêché ta mère de retirer tes souliers d’enfant – encore une histoire de souliers ! – de devant la cheminée. Pour que l’enfant que tu étais ne soit pas privée de fête, pour que la mort n’empêche pas la vie, pour que la peine n’annule pas la joie. Aujourd’hui, c’est ce que je te souhaite, et c’est ce que je nous souhaite, aussi.