Je sais que je pourrais. Appeler. Mais je préfère ne pas. Vraiment, je préfère me rouler en boule, me faire couler un bain, me concentrer sur des tâches pratiques, reprendre une tartine de Nutella, tant pis, trouver un peu de beauté
ici ou
là, écrire ici ou ailleurs, parfois. Parce qu'il n'y a rien de rassurant à partager, pas de bonnes nouvelles, pas de plan B, pas de direction à ce jour vers laquelle aller.
J'en arrive à craindre le moment de donner des nouvelles, à éluder les questions, à détourner l'attention - ni vu ni connu, hop, un tour de passe-passe - les plus subtils, les plus aimants me laisseront faire, pas dupes. Je n'appelle personne, en ce moment, et ne réponds pas toujours.
Parce qu'il n'y a pas d'explication simple, de causalité linéaire, de solutions applicables immédiatement, de réponses toutes faites. Parce qu'il n'y a pas d'explication du tout, et que je ne veux pas qu'on m'en donne d'absurdes faute de mieux, ou parce qu'il y en a trop, dont certaines soulèvent une culpabilité aussi démesurée qu'irrationnelle, ou encore une terreur sans nom. Parce qu'aucun bon sens, aucun conseil bien intentionné, aucune consolation ne tiennent ici.
Il est d'ailleurs inexact que cette terreur est sans nom. Elle en a plusieurs, qui tous ramènent à la mort. Il n'y a pas de conseils lorsque l'on fait face à son enfant et qu'il se déclare inapte à la vie. Je ne veux pas être consolée : cette peine-là est inconsolable.
Il n'y a pas de mots pour dire ce qui circule, se dépose, dans cette intimité entre parent et enfant, des angoisses de mort, de l'abandon de soi, de la vie qui s'épuise, de l'impuissance réciproque. Même pas les mots qui pourraient se dire lors d'une maladie du corps, d'une longue ré-éducation, d'un protocole de soins fût-il douloureux.
Je voudrais être rassurée ; mais cette angoisse-là ne peut être apaisée par les chemins habituels : elle s'imprime à même le corps, un nuage noir, un combat silencieux mais constant contre l'appréhension de l’irréversible. Et qui voudrait entendre parler de cela ? Personne, même pas moi.
Passé les premières semaines, les premiers mois maintenant, il n'y a plus l'idée d'un "bientôt", mais la lente acceptation qu'il faudra du temps, et que ce temps n'est pas quantifiable encore. Une course de fond dont l'arrivée n'en finit plus de s'éloigner.
Il n'y a pas de mots non plus pour la colère, pour la révolte - non je ne m'habitue pas, non je n'accepte pas, je me refuse, je nous refuse à la résignation, à la fatalité, à la chronicité. Oui, malgré mon infini respect pour le travail accompli par l'hôpital, je m'interroge sur les limites, les points aveugles, les dangers collatéraux de notre système de soins. Qui sont loin de n'être qu'imaginaires : la confrontation dans la durée à la souffrance des autres, l'accès à des toxiques divers (y compris à la toxicité légale des traitements), les étayages réciproques entre grands blessés de l'âme - avec quelles conséquences ?
Je sais que je tiens relativement bien la barre (et aussi le vent...). Je m'accorde ce crédit-là. Je me fais même confiance pour continuer à le faire. Parce que je n'envisage pas de faire autrement, de ne pas tout tenter ; et parce que je suis portée aussi par ce projet simultané de construction réelle et symbolique, par la possibilité de nous imaginer un avenir. Mais je sais, je sais qu'il ne me faut pas trop parler...
Et puis, se taire permet de ne pas trop pleurer.