Cette étrange clinique au téléphone me donne parfois l'impression d'être le passe-muraille, de voyager d'un monde à l'autre, bien plus que lorsque je reçois les patients dans une unité de lieu et de temps.
Comme si je me transportais de bulle en bulle, invisible et pourtant apparaissant subitement dans leur environnement intime et quotidien - dont je ne vois cependant rien. Le regard est absent, mais la voix chuchote au creux de l'oreille, le souffle est si proche mais le corps est manquant, et l'image des bulles successives m'évoque irrésistiblement la scène d'Amélie Poulain où elle se demande combien de couples ont un orgasme à ce moment-là.
Décidément, les questions de distance, de sensorialité, d'intimité vue ou voyeuse sont omniprésentes dans cette nouvelle configuration ! Sauf demande expresse des patients, j'ai choisi de ne pas voir, évitant la vidéo autant que possible. La lucarne plus ou moins figée altère mon écoute, me rend moins disponible à ce qui s'exprime, aux subtilités de la voix. Les décalage de temps, même légers, me perturbent, la confrontation à ma propre image là où j'ai besoin de m'effacer pour accueillir l'autre également.
Là où l'autre habituellement vient, demande, ne serait-ce qu'en se présentant à son rendez-vous, il faut aller le chercher ; jusque dans les silences qui ne sont plus, ou tellement moins, un temps de retour sur soi, mais un risque renouvelé de discontinuité de la présence...
Cette situation inédite génère aussi une parole différente. Chez celui-ci elle s'appauvrit, bute sur le réel dont le récit impossible s'enlise lentement. Chez cet autre elle se déploie, libérée du regard - comme un écho du dispositif analytique ? Pour les plus inquiétants, elle se hache, déraille ou se referme sur elle-même...
Chez tous ou presque elle interroge les priorités, les choix de vie, le sens - qui se heurtent à une seule certitude, celle de l'incertitude.
Chez moi aussi la parole tangue, se fait un peu trop proche ou un peu trop lointaine, insuffisamment soutenue par une enveloppe institutionnelle qui se désagrège et incontestablement plus affectée qu'en temps normal par mes propres mouvements psychiques. Un temps épuisant que ce temps présent. Jamais la locution "faire attention" n'a aussi bien porté son nom, il s'agit vraiment d'un acte, d'une volonté renouvelée, d'un effort différent. De mon mieux, je (me) fais attention.