Ce matin une patiente déclinait la façon dont trois générations (au moins...) de ruptures et de deuils traumatiques, parfois violents, avaient façonné son rapport aux objets, seuls témoins des disparus, fils d'Ariane et moyens de survie - dans des existences parfois infiniment précarisées, des générations où les objets duraient, étaient réparés, aussi.
J'ai pensé à cette tradition japonaise, où les céramiques précieuses sont réparées avec une coulée d'or qui laisse apparaître la faille - faille considérée comme ce qui rend l'objet unique et ajoute à sa valeur...
Mais ce n'était pas son propos. Non, son propos c'était l'objet comme témoin que ce qui a été vécu n'a pas été rêvé. Comme incarnation de l'absent mais au sens littéral - interdiction alors de donner, de jeter, de séparer des objets qui vont par paires ou par groupes, les objets sont porteurs non seulement de l'histoire mais de l'être lui-même - le sifflet de marine du père, les sabots de jardin du grand-père, la passoire émaillée de la grand-mère, la tasse ébréchée qui évoque encore le café fumant, la toile cirée, les menus propos du quotidien - des souvenirs mais matérialisés.
Ce qui m'est venu alors ce sont les "paroles gelées" chez Rabelais, sans que je connaisse très bien l'épisode - l'idée de quelque chose que l'on fige pour pouvoir le transmettre, mais qui doit ensuite être ramené à la vie... c'est étonnant comme cette patiente me convoque dans mes propres associations, et souvent par le biais de la littérature - une langue que nous avons en commun.
Ce qui m'est venu alors ce sont les "paroles gelées" chez Rabelais, sans que je connaisse très bien l'épisode - l'idée de quelque chose que l'on fige pour pouvoir le transmettre, mais qui doit ensuite être ramené à la vie... c'est étonnant comme cette patiente me convoque dans mes propres associations, et souvent par le biais de la littérature - une langue que nous avons en commun.
Se séparer de ces objets, c'est perdre l'autre à nouveau, c'est trahir aussi, sortir d'une loyauté à la douleur transmise au berceau. Tout garder, ne rien perdre, c'est aussi garder le drame, la culpabilité, l'impossibilité de créer du nouveau - en tout cas pour elle, qui est l'aînée. La cadette elle a choisi de ne rien garder, de s'entourer d'oeuvres choisies et non d'objets hérités, et a filé de l'autre côté de l'Atlantique - peut-être parce qu'elle a eu la chance qu'il y ait eu déjà une porteuse désignée, une gardienne de la flamme.
Et pourtant dans l'histoire les objets disparaissent aussi - spoliations, cambriolages, renoncements liés à la vente de maisons - tout comme les êtres, pères disparus, morts accidentelles, maladies mortelles.
Une séance qui s'est achevée doucement sur la seule question qui vaille : quel est le poids de ce qui est gardé, de ces chambres / armoires / tiroirs à bazar, où rien n'est trié, jeté, rangé - "il n'y a pas d'affaires classées" ?
Et la vie étouffe là-dessous, cette femme qui n'a pas soixante ans se vit comme déjà dans la mort - parce qu'elle n'est jamais complètement sortie je pense de ce passé infini, de cette loyauté mortifère - alors qu'elle est vivante, sensible, précise - les livres l'ont sauvée, les mots la protègent, elle pourrait écrire, elle enseigne, elle s'est mise à la céramique - crée de ses mains des objets - à cet endroit-là enfin du nouveau, une transmission vivante.
Elle qui a lutté toute sa vie contre la disparition, l'absence, la perte - doit apprendre cette fois à se séparer mais pour vivre...