Je relis le Meilleur des Mondes, que je n'avais pas ouvert depuis le lycée. Je suis ahurie par la pertinence de ce texte de 1932, et l'acuité avec laquelle il anticipe une société qui ressemble si fort à la nôtre - sans même la très douteuse consolation du "bonheur" (traduire : sécurité) pour tous. Abasourdie par le cynisme ravageur du discours de l'Administrateur - et si émue par cette question de la beauté et de la vérité qui nous font si cruellement défaut actuellement, sacrifice de la culture à d'absurdes "normes" sanitaires et asservissement par la peur, soigneusement entretenue par une propagande omniprésente orchestrée par une classe politique qui court comme un poulet sans tête derrière des économies soit moribondes (l'industrie pétrolière), soit mortifères (les GAFA), soit les deux.
Je ne sais pas vivre dans ce monde-là, qui me donne envie d'éteindre la radio, de cesser de voter. Je ne sais pas vivre dans un monde où il m'est permis, et même recommandé, de me forcer un passage dans un wagon de métro bondé pour aller travailler, mais interdit de boire un verre avec des amis ou d'aller au concert. Où des médias respectables font l'amalgame entre conspirationnistes ineptes et citoyens exerçant légitimement leur droit d'interroger certaines décisions, et de garder un minimum de bon sens, voire une vision que nos dirigeants semblent avoir perdue depuis longtemps. Où la désobéissance est une dissidence. Où il n'a jamais été plus clair que je suis tolérée et même requise comme rouage (pourtant si négligeable) du système économique et politique, mais pas comme être humain pensant, relationnel, créateur, pour lequel rien n'est plus vital que le lien, la culture, et l'accès à une nature si possible non agonisante.
Je m'éteins dans ce monde utilitaire et absurde à la fois, sans ambition, sans envergure et sans rêves, qui génère chez moi un dégoût et une colère de plus en plus profonds.
Restent la beauté. L'humanité. Le souffle. Comme une pluie bienfaisante, le monde enchanté du Moulin jaune, la parole enflammée de Gisèle Halimi portée par Richard Berry au théâtre, la poésie intacte de Brassens ressuscitée par la voix délicate de Pauline Dupuy - ce plaisir de la langue, de la musique, cette délicatesse du regard et du sentiment qui me manquent si fort.