Et il m'a fallu des années avant d'esayer d'imaginer ce que pourrait être d'avoir un père "normal" (...). Ce cliché, il me semble que je l'ai composé à partir d'images auditives, de ce mélange d'assurance et d'enfantillage qu'ont dans la voix les filles-qui-ont-un-père (ou, pire encore, qui écrivent sur leur père). Mais le plus difficile, et le plus intéressant, c'était d'essayer d'en capter l'effet : autour de cette image, le monde était raffermi, recomposé, sillonné de routes droites et claires, et j'avais la sensation précise, quoique fugace, que sur ces routes je pouvais avancer, droite, moi aussi, et ferme, et campée, sans inquiétude ni curiosité, ignorante des marges et des dérives, radieuse et bornée.
J'ai eu un père. Ce père n'était ni un héros, quoique sa vie entière il ait combattu l'ombre en lui, ni un homme ordinaire. Mais il m'a légué un monde héroïque, un monde infini et labile, opaque et foisonnant, plein de chausse-trapes et de coulisses, de bas-côtés et de lignes de fuite, de monstres, aussi, et de spectres plus ou moins arrangeants, et avec ce monde le désir de l'arpenter et de le dire.
Gwenaëlle Aubry, Personne
Qui est un livre magnifique et profond sur la folie et sur l'écriture, sur la douleur des enfants de grands malades psychiques, sur l'élan et la créativité qui peuvent naître de cette proximité, promiscuité avec la souffrance de l'âme.