31 juillet 2014

Jamaïca

La première chose dont je me souvienne, c’est de mon arrivée – toutes les dernières fois où j’ai pris le train ou l’avion, j’ai eu chaque fois un petit pincement au cœur en arrivant seule… Ici, c’était bon de me sentir attendue – et attendue les bras ouverts, encore meilleur. Non, d’ailleurs, la première chose dont je me souvienne, c’est de ma petite danse-de-la-joie dans l’aéroport, avant même de rejoindre Halo… Catapultée directement dans un décor de rêve, eaux turquoise, sable blanc, concert sur la plage, j’ai passé les deux premiers jours à me demander si je rêvais – une sensation nettement accrue par les sept heures de décalage horaire !

Puis nous avons rallié la maison de Halo, rejoints par d’autres amies qui se sont révélées être une belle rencontre aussi, Sylvia et sa maman, Mercedes. 

Par où commencer ? Il y a tellement à dire… l’album photo montre la beauté de la nature, renversante, les moments d’exception – nager avec les dauphins, faire du cheval sur la plage, crapahuter sous des chutes d’eau somptueuses, mais ne rend pas compte des émotions, des rencontres, des pensées, des questions, de la joie liée à cette sensation d’alignement : une décision juste, une cohérence (Live life now : it’s all we have), un lieu magnifique, un lien profond, et la sensation d’être au-delà de mes rêves…

Ce que les photos ne montrent pas :

- Les rencontres humaines : la bonne humeur et la générosité de Sylvia et Mercedes (malgré deux soucis de voiture et un sérieux lumbago), le sourire et les talents de cuisinière de Keilah, la confiance de Junior qui a bien voulu me laisser lire son journal de voyage et avec qui j’ai passé une délicieuse journée à Dolphins Cove… Halo, bien sûr. Les liens qui se tissent et demeurent (Facebook, finalement, je m'y fais), s’additionnent (je recevrai peut-être une amie de Halo en septembre). Connecting people…

- La façon dont Halo prend soin, cette logique du « care » dans laquelle je me reconnais aussi. Ici, des autres, de la maison, de la famille élargie, de la voiture, de la route, du bien-être de tous – sans le dire, mais en veillant, quelles que soient ses propres préoccupations. Sa liberté de pensée et d’action, son exigence, qui me sont si familières aussi : 
« - Most of people don’t think that way. 
– Most of people don’t have the life they want”. 

- Ma frustration intense par rapport à la langue ! Parler à deux, lentement, dans un environnement calme est une chose. Etre confrontée à un environnement exclusivement anglophone, aux petites phrases à demi-avalées du quotidien, aux situations de groupes, aux accents en est une autre. Pour moi qui ai tant besoin des mots, ne pas pouvoir jouer dans cet espace, utiliser les nuances, l’humour, le sous-entendu, c’était vraiment dur : comme être réduite à l’état d’enfant, et d’un enfant maladroit…

- L’état d’hypersensibilité engendré par la succession de moments parfaits, de lieux magnifiques. Je demande souvent à mes enfants de me dire, à la fin des vacances, quel a été leur moment préféré ; mais ici, j’aurais du mal à choisir.

Mon top 3 : nager avec les dauphins, c’était mon grand rêve, une expérience inoubliable qui m’a émue aux larmes ; mais toute la journée à Dolphins Cove a été un enchantement : nager avec les raies (j’en ai tenu une dans mes mains !), laisser les perroquets se percher sur mon épaule, faire un tour en hors-bord le long de la côte, passer des heures dans l’eau avec Junior dans le grand bassin réservé aux poissons exotiques…

Monter à cheval le long de la plage, s’arrêter là où les chutes d’eau douce rejoignent la mer, plonger sous l’écume, patauger dans l’eau tiède et salée pour mieux revenir dans la fraîcheur… terminer la balade par un galop effréné.

Finir la nuit dans un hamac sous les étoiles, jusqu’au lever du jour…

- Les goûts et les parfums : grande variété de mangues, curry de chèvre (on m’aurait dit que c’était de l’agneau, je n’aurais pas vu la différence), ackee (fruit national, qui ressemble à des œufs brouillés qui auraient la consistance du tofu), jerk chicken… et des choses plus familières, peanut butter, bacon and eggs, corn syrup. Quand au corned-beef… j’peux toujours pas :-).

- Cette émotion-là : le don appelle le don, je le sais ; mais si le savoir est une chose, pouvoir le vivre de cette façon-là m’a plus d’une fois laissée incrédule, comme un cadeau démesuré, un « pincez-moi je rêve » ? Par quel miracle une maman solo parisienne aux revenus pour le moins précaires peut-elle avoir accès à des vacances comme celles que j’ai vécues cette année ? Cf : Thinking small. En tirer les conclusions qui s’imposent.

- Les contrastes : au-delà des paysages magnifiques, il y a d’un côté de luxueux « Resorts » avec leurs parcours de golf, courts de tennis, piscines à débordement, de l’autre des baraques de parpaings avec des toits de tôle (le salaire moyen est de 430 dollars US/mois…). J’ai trouvé l’histoire de ce pays, fraîchement indépendant (1962 !) passionnante… et je n’écouterai plus jamais Bob Marley de la même façon. 

- Le rapport au temps : « We’re in Jamaïca. We make no plans ». Ce qui ne nous a pas empêchés de faire tout ce dont j'avais pu rêver avant de partir. Mais aussi de paresser pendant les heures de grosse chaleur, bouquiner (les guides pour l’envers du décor, l’histoire du pays, le bouquin d’Obama Les rêves de mon père, réflexion bienvenue sur le multiculturel : la devise de la Jamaïque est Out of many, one people), papoter, somnoler… Regarder la télé américaine… (mais pour moi c’est comme le corned-beef : plus ou moins indigeste !)

- Ma conviction grandissante : je ne l’ai pas beaucoup fait de toute façon, mais je n’ai plus la moindre envie de faire des voyages organisés. Rencontrer des gens de là-bas, entrer dans les maisons, faire des courses, jouer aux dominos avec les voisins, quelle chance !

- Une autre conviction désormais acquise : l’argent ne doit pas être au service de « posséder plus », mais de «vivre plus fort / partager davantage ». 

- Ma gratitude : mais comment photographier la gratitude ? La jubilation ? L’émotion ? Quoi que, si on regarde les portraits faits par Halo… 

- La conscience de ceci : si je ne m’étais pas séparée de David, je n’aurais jamais vécu tout ça. Cet été exceptionnel. Cette liberté. Cette rencontre. Cette sensation de vie, intense, irrésistible, contre laquelle mon besoin de sécurité ne peut rien : c'est la même force que ces magnifiques chutes d'eau, ou le galop du cheval : un élan qui emporte, une joie sauvage. Et je crains que cet appel n’ait fait que croître chez moi ces dernières années…