Comment être présent en l'absence du regard, du corps, du non-verbal réduit à sa facette sonore - silence, souffle, tonalités de la voix...Comment écouter cet autre que je ne vois pas - a fortiori si cet appel est un premier contact, que nous n'avons même pas la représentation de l'autre ? Comment imaginer, au premier sens du terme ? En ce moment, c'est d'ailleurs bien cette capacité à imaginer ou non qui se révèle, soutient, nourrit, ou fait défaut et fragilise un peu plus.
Comment parler de cette qualité d'attention nécessaire, si différente de celle de la présence incarnée, de ce qu'elle a d'épuisant, et par conséquent de la tentation de la fuite qu'elle induit et permet - c'est si facile de jeter un coup d'oeil aux messages, de caresser distraitement le chat, de s'arrêter sur un gros titre, de se servir un thé...
Fuir, pour quelles raisons ? Parce que c'est toujours un petit peu ou beaucoup trop, d'avoir à recevoir la parole de l'autre dans notre espace privé, parce que c'est déstabilisant, cette porosité des frontières, et l'absence des sas habituels. Parce que cette angoisse que la personne déplie, ses incertitudes, ses interrogations, cette fois nous les partageons - certes avec notre histoire et nos ressources singulières, mais pour la première fois, nous partageons une situation identique, sommes soumis à la même temporalité. Comment métaboliser pour l'autre ce que nous peinons déjà à transformer pour nous-mêmes ? Comment garder une pensée alerte, là où l'angoisse, la peine ou la colère nous ralentissent sourdement ?
Les premières semaines, j'aurai donc souvent fui. Dans l'idée d'amortir un peu la brutalité de cette configuration nouvelle, de la maintenir un minimum à distance. Avant de me rendre compte que cela augmentait mon épuisement : parce que je ne suis pas aussi multi-tâches que les adolescents, mais aussi parce que je me suis privée toute seule de ce qui fait l'intérêt de la rencontre, fût-elle téléphonique : la joie d'être là. De me rendre pleinement disponible. Celle qui s'enracine justement dans cette qualité de présence pour se renouveler, et qui se disperse autrement.
Il y a tout à gagner, pour moi et pour l'autre, à faire une seule chose à la fois. Ce qui est, si je me souviens bien, une des définitions possibles de la méditation...