Quand je demande à ceux que je rencontre de me parler d'eux-mêmes, je suis souvent attristée par la pauvreté de ma moisson.
Beaucoup persistent à ne pas me comprendre, habitués qu'ils sont à ne pas attribuer d'importance à la vie qui bouge doucement en eux.
On me dit: je suis médecin ou comptable mais rarement : ce matin, quand j'allais pour écarter le rideau, je n'ai plus reconnu ma main... ou encore: je suis redescendu tout à l'heure reprendre dans la poubelle les vieilles pantoufles que j'y avais jetées la veille; je crois que je les aime encore...ou je ne sais quoi de saugrenu, d'insensé, de vrai, de chaud comme un pain chaud que les enfants rapportent en courant du boulanger.
Qui sait encore que la vie est une petite musique presque imperceptible qui va casser, se lasser, cesser si on ne se penche pas vers elle ?
Ce que je veux savoir, c'est de quelle façon ils ont survécu au désespoir d'être séparé de l'un par leur naissance, de quelle façon ils comblent le vide entre les grands rendez- vous de l'enfance, de la vieillesse et de la mort, et comment ils supportent de n'être pas tout sur cette terre.
Je veux savoir ce qu'ils perçoivent de l'immensité qui bruit autour d'eux.
Et j'ai souvent peur du refus féroce qui règne aujourd'hui, à sortir du périmètre assigné, à honorer l'immensité du monde créé...
Mais ce dont j'ai plus peur encore, c'est de ne pas assez aimer, de ne pas assez contaminer de ma passion de vivre ceux que je rencontre.
Christiane Singer