Beaucoup plus tard, devenue adulte, la cadette s'entendrait dire à une amie : "Si un enfant va mal, il faut toujours avoir un œil sur les autres". Avant d'ajouter, pour elle-même : "Car les bien-portants ne font pas de bruit, s'adaptent aux contours cisaillants de la vie qui s'offre, épousent la forme des peines sans rien réclamer. Ils seront les gardiens du phare détestant les vagues mais tant pis, refuser serait déplacé. Un sentiment de devoir les guide. Ils se tiendront là, vigies dans la nuit noire, se débrouilleront pour n'avoir ni froid ni peur. Or, n'avoir ni froid ni peur n'est pas normal. Il faut venir vers eux."
(...) Dira-ton un jour l'agilité que développent ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ?
(...) Il sentait qu'une frontière le séparait des enfants de son âge. Il perçait l'épaisseur humaine très facilement. Il attrapait un regard, une mélancolie, une attente, un sentiment d'infériorité, un amour secret, une peur. Il flairait autrui à la façon d'un animal. Mais il veillait à rester humain pour éviter le rejet car, il le devinait, les grands sensibles sont des proies.
Clara Dupont-Monod, S'adapter