28 mai 2020

Toute ressemblance...

Un Etat qui se projette en mère toute-puissante est un Etat fascisant. Le citoyen d'une dictature revient au stade du bébé : langé, nourri et tenu au berceau par une force omniprésente, qui sait tout, qui peut tout, a tous les droits sur lui, pour son propre bien. L'individu est débarrassé de son autonomie, de sa faculté de se tromper, de se mettre en danger. 

Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006

...bref, débarrassé de son identité de sujet singulier, et de ce qui fait aussi sa capacité (et son bonheur) de vivre... Nous y sommes non ? Obéissants, parqués, infantilisés, abreuvés de peurs construites par les dirigeants, bien sages derrière nos black mirrors, priés de de ne pas accompagner nos proches en fin de vie, fliqués par des hélicoptères sur les plages, taxés pour le soutien d'industries dévastatrices et mourantes, abrutis par des statistiques absconses qui ont pour principal effet de nous empêcher de penser les questions de fond...

23 mai 2020

Un optimiste

Je ne veux pas mourir sans avoir vécu toutes ces choses que je ne connais pas.
H.

22 mai 2020

Il faut vivre

Il faut vivre, l'azur au-dessus comme un glaive
Prêt à trancher le fil qui nous retient debout
Il faut vivre partout, dans la boue et le rêve
En aimant à la fois et le rêve et la boue
Il faut se déplacer d'adorer ce qui passe
Un film à la télé, un regard dans la cour
Un coeur fragile et nu sous une carapace
Une allure de fille éphémère qui court
Je veux la chair joyeuse et qui lit tous les livres
Du poète au polar, de la Bible à Vermot
M'endormir presque à jeun et me réveiller ivre
Avoir le premier geste et pas le dernier mot
Étouffer d'émotion, de désir, de musique
Écouter le silence où Mozart, chante encore
Avoir une mémoire hypocrite, amnésique
Réfractaire aux regrets, indulgente aux remords

Il faut vivre, il faut peindre avec ou sans palette
Et sculpter dans le marbre effrayant du destin
Les ailes mortes du Moulin de la Galette
La robe de mariée où s'endort la putain

Il faut voir Dieu descendre une ruelle morne
En sifflotant un air de rancune et d'espoir
Et le diable rêver, en aiguisant ses cornes
Que la lumière prend sa source dans le noir
Football, amour, alcool, gloire, frissons, tendresse
Je prends tout pêle-mêle et je suis bien partout
Au milieu des dockers dont l'amarre est l'adresse
Dans la fête tzigane et le rire bantou
On n'a jamais le temps, le temps nous a, il traîne
Comme un fleuve de plaine aux méandres moqueurs
Mais on y trouve un lit et des chants de sirènes
Et un songe accroché au pas du remorqueur
Jamais ce qui éteint, jamais ce qui dégoûte
Toujours, toujours, toujours, ce qui fait avancer
Il faut boire ses jours, un à un, goutte à goutte
Et ne trouver de l'or que pour le dépenser
Qu'on s'appelle Suzanne, Henri, Serge ou que sais-je
Quidam évanescent, anonyme, paumé
Il faut croire au soleil en adorant la neige
Et chercher le plus-que-parfait du verbe aimer

Il faut vivre d'amour, d'amitié, de défaites
Donner à perte d'âme, éclater de passion
Pour que l'on puisse écrire à la fin de la fête
Quelque chose a changé pendant que nous passions.

Claude Lemesle  (chanson pour Serge Reggiani)

11 mai 2020

Clinique pour le temps présent

Cette étrange clinique au téléphone me donne parfois l'impression d'être le passe-muraille, de voyager d'un monde à l'autre, bien plus que lorsque je reçois les patients dans une unité de lieu et de temps. 

Comme si je me transportais de bulle en bulle, invisible et pourtant apparaissant subitement dans leur environnement intime et quotidien - dont je ne vois cependant rien. Le regard est absent, mais la voix chuchote au creux de l'oreille, le souffle est si proche mais le corps est manquant, et l'image des bulles successives m'évoque irrésistiblement la scène d'Amélie Poulain où elle se demande combien de couples ont un orgasme à ce moment-là. 

Décidément, les questions de distance, de sensorialité, d'intimité vue ou voyeuse sont omniprésentes dans cette nouvelle configuration ! Sauf demande expresse des patients, j'ai choisi de ne pas voir, évitant la vidéo autant que possible. La lucarne plus ou moins figée altère mon écoute, me rend moins disponible à ce qui s'exprime, aux subtilités de la voix. Les décalage de temps, même légers, me perturbent, la confrontation à ma propre image là où j'ai besoin de m'effacer pour accueillir l'autre également.

Là où l'autre habituellement vient, demande, ne serait-ce qu'en se présentant à son rendez-vous, il faut aller le chercher ; jusque dans les silences qui ne sont plus, ou tellement moins, un temps de retour sur soi, mais un risque renouvelé de discontinuité de la présence...

Cette situation inédite génère aussi une parole différente. Chez celui-ci elle s'appauvrit, bute sur le réel dont le récit impossible s'enlise lentement. Chez cet autre elle se déploie, libérée du regard - comme un écho du dispositif analytique ? Pour les plus inquiétants, elle se hache, déraille ou se referme sur elle-même...

Chez tous ou presque elle interroge les priorités, les choix de vie, le sens - qui se heurtent à une seule certitude, celle de l'incertitude.

Chez moi aussi la parole tangue, se fait un peu trop proche ou un peu trop lointaine, insuffisamment soutenue par une enveloppe institutionnelle qui se désagrège et incontestablement plus affectée qu'en temps normal par mes propres mouvements psychiques. Un temps épuisant que ce temps présent. Jamais la locution "faire attention" n'a aussi bien porté son nom, il s'agit vraiment d'un acte, d'une volonté renouvelée, d'un effort différent. De mon mieux, je (me) fais attention.

05 mai 2020

Patiences

C'est un homme en profonde souffrance, qui décrit sa difficulté à se lier, se relier aux autres comme un handicap, une "malformation" - ce sont ses mots - qui s'enracine dans un deuil traumatique à l'âge de quatre ans. Il déploie cette thématique de l'attachement impossible, d'une incapacité première à maîtriser ce qui lui semble être une évidence pour tous les autres - c'est comme si je n'avais jamais appris à faire mes lacets ! dit-il. Et soudain l'image fait sens, il associe sur l'âge de ce traumatisme qui est justement celui où l'on apprend à faire ses lacets, à nouer des liens... nous sommes émus tous les deux par la justesse de cette intuition - par cette pensée qui relie.

C'est une jeune scientifique probablement Asperger, enchantée d'être confinée chez elle, ce qui lui permet de poursuivre ses recherches sans être perturbée par les interactions humaines souvent indéchiffrables pour elle. Aujourd'hui notre échange a porté sur les avantages comparatifs entre être un humain et être un robot (nous avions des points de vue différents...) et son regret de ne pas pouvoir se mettre sur Off ; sur l'organisation sociale des fourmis ; sur la possibilité de l'émerveillement devant le monde naturel, qu'elle préférerait à l'activisme destructeur de l'homme : simplement observer ; sur les limitations trop humaines de nos systèmes de compréhension du vivant. Elle est dans l'incapacité de répondre à la question : comment allez-vous ? qui suppose un décodage des émotions qui lui est étranger et la plonge dans la perplexité. Mais elle s'anime sur ces sujets, se laisse rencontrer là, dans un touchant mélange de rigueur scientifique et de poésie involontaire.

C'est une élève infirmière faisant fonction d'aide-soignante dans un service Covid, qui attire mon intention sur un autre effet secondaire de l'interdiction des visites en réanimation : comment investir un patient sédaté s'il n'y a personne pour nous raconter son histoire, pas d'entourage pour l'inscrire dans un réseau de sens, de liens, nous le rendre proche, émouvant ? Et de me raconter l'histoire d'une collègue qui s'était attachée à un patient à travers le récit si amoureux que lui en faisait sa femme lors de ses visites - mais ça, c'était avant...