Je n'y arrive pas. A contenir tout à fait ce que me fait ressentir cette improbable histoire – je déborde, de l'envie de le lui dire à lui, de le raconter à d'autres. A prendre de la distance. A m'accrocher à la raison, qui dit : cette rencontre n'avait pas lieu d'être, et ne durera pas.
Je m'attendris. Devant un détail insignifiant, un message banal, et devant ma propre bêtise, qui me fait tout autant monter le sourire aux lèvres. Une vraie gamine, qui s'enchante d'un verre dans un lieu à la mode, d'une pointe de vitesse en moto, et du constat réciproque, vaguement émerveillé, d'un désir inexpliqué, mais non négociable.
Je me reconnais. Dans ma façon d'entendre ce qu'il ne dit pas, mais aussi, d'être bouleversée par ce que je pressens d'inaccessible, de pudeur et de fragilité. Dans mon élan à aider, à aimer, à soutenir, si possible, et même là où ça ne l'est pas – dans cette sollicitude inquiète, cette mélancolie attentive dont Steinbeck écrit qu'elle annonce l'amour (et qui pour moi ne s'en différencie pas toujours). Dans mon goût immodéré pour les histoires impossibles et les hommes à failles...
Je triche. Ferme parfois à moitié les yeux pour ne pas voir ce qui nous sépare, les espaces que nous ne partagerons pas, et l'absence, d'ailleurs, d'un nous possible. A la place, j'invente de nouvelles définitions d'aimer. Hors du possible, du vraisemblable, du projet. Un simple constat : à cet instant précis, mon cœur bat, c'est une chance, une possibilité de gratitude, et cela suffit à embellir ma vie.
Je m'étonne. De mon corps si vivant, sans âge autre que celui d'un désir nouveau, de cette fluidité, de cette simplicité. De me sentir belle dans le regard d'un homme beau sans qu'il le sache. De cette féminité évidente, momentanément débarrassée de tout jugement esthétique ou moral. De ce désir gentiment obsédant, de cette constante envie d'être physiquement en contact – pas seulement à travers la sexualité mais – aussi dans le toucher, la caresse, m'endormir dans ses bras. Une histoire de peaux, de rythmes, ça danse, s'accorde sans qu'il soit besoin d'y penser. De ma fascination amoureuse pour ce corps lisse et doux, mince mais musclé, et doré, si loin de celui de la plupart des hommes de notre âge.
Je m'inquiète. Du moment et de la façon dont ce fragile équilibre se rompra ; car il tient sur des fils ténus – une intelligence intuitive de l'autre au-delà de nos différences, un désir aigu mais possiblement éphémère, une part de relatif mystère, qui supporterait sans doute mal une lumière trop crue, d'un côté comme de l'autre.
J'apprends. A interroger mes préjugés. A reconnaître mes privilèges, à commencer par celui de la santé. A contenir mes insécurités. A ne rien attendre, pour que tout soit un don.
Je souris aux anges, lorsqu'il est là et aussi lorsqu'il ne l'est pas. Devant l'adolescence retrouvée, maladresse et intensité mêlées. Je fonds, lorsqu'un mot ou un geste viennent démentir sa distance apparente. J'oscille avec les marées de nos ambivalences, ouverture, protection, intimité, distance, autant de signaux contradictoires et donc troublants. Et puis je reviens à la simplicité du toucher, à la douceur de la voix, à la profondeur du regard : quel que soit l'avenir, ce présent ne ment pas.
(Ce que je devine dans l'insondable de ce regard, qui me donne l'élan d'écrire - et qui n'appartient peut-être qu'à moi...)
Je me retiens. De lui dire tout cela. Parce que je sais que ce serait la meilleure façon de le faire fuir - d'anéantir ce miracle précaire et délicieux...