Il m'a fallu longtemps pour me décider à écrire ce billet-là. Pour essayer de faire le lien entre l'homme que j'ai connu dans mon enfance, celui à qui j'en ai profondément voulu à l'adolescence (et dont l'absence et la violence sous-jacente conditionnent sans doute encore une part de ma vie de ma femme), celui dont je me suis détachée complètement à l'âge adulte, et ce monsieur dans la chambre de l'EHPAD.
Parce que de lien justement il n'y en a pas. Entre lui et moi, entre lui et les autres - sa seconde femme, ses autres enfants, entre lui et lui-même sans doute non plus. Et je ne peux pas m'empêcher de voir cette déroute cérébrale comme l'étape ultime d'une vie de solitude, l'image révélée de la forteresse dans laquelle il s'est enfermé vivant bien avant l'apparition des premiers troubles neurologiques.
La maladie l'a désarmé, faisant de lui un enfant aphasique, perdu au milieu de grands vieillards mais absolument plus en état de vivre même dans une structure plus adaptée à son âge. Il est infiniment ralenti dans sa marche, presque totalement dans sa parole - et sa résignation apparente à laisser la plupart de ses phrases en suspens m'a laissée dans une profonde tristesse. Il nous reconnaît je pense, semble comprendre ce que nous disons, mais pas plus que lorsqu'il allait "bien", il n'y a le moindre accès à ce qu'il pense, ressent, perçoit (l'agressivité en moins cependant) - et il y a quelque chose de bouleversant dans cette mise à nu d'une incommunicabilité qui elle a toujours été là.
J'ai fanfaronné un peu ces dernières années je crois en disant - je trouve ça terrible humainement bien sûr ce naufrage d'un homme intelligent et cultivé, mais ce n'est pas comme si je perdais un petit papa chéri, un père qui m'aurait accompagnée, soutenue, qui aurait été présent pour moi et pour mes enfants. Ca reste vrai mais... sa vulnérabilité aujourd'hui me serre le coeur, autant qu'elle me laisse dans une complète impuissance. Il est trop tard, il est trop loin, et lui souhaiter de pouvoir quitter ce monde est une bien pauvre tentative d'évitement face au constat de ce qui est, et qui peut être encore longtemps.
Dans la chambre, son épouse a accroché plusieurs des tableaux qu'elle a peints. Celui qui fait face à son lit est un portrait de moi à treize ou quatorze ans peut-être, et je ne sais pas ce qui me donne le plus envie de pleurer ici - qu'elle ait eu cette délicatesse, ou la certitude que jamais je n'aurai su ce qu'il y a dans le regard de mon père.