Écrire parce que ça fait longtemps, écrire parce que j'ai l'impression de danser au-dessus du vide, et que je n'écris plus, ne pense plus. L'impression de laisser les algorithmes me manger le cerveau, même ceux supposés avoir une plus-value culturelle (et ne parlons pas des autres), de laisser « l'imaginaire du plein », comme l'écrivait Bobin, me faire disparaître petit à petit.
De rebondir comme une balle de ping-pong entre mon impuissance à grande et à petite échelle – ce monde affolant, l'avenir de mes deux enfants et en particulier celui d'Elsa, sa souffrance que nous ne nommons ensemble que rarement – à quoi bon aller se taper la tête contre les murs – et l'épuisement professionnel, vaguement culpabilisant – plus le temps ni l'argent pour me former, et prendre du recul ou mieux, de la hauteur.
De me relever et d'y aller quand même, collectionner des moments, des sourires, des caresses, de la beauté, et puis replonger en apnée, suffoquer jusqu'aux quelques prochains jours de répit, de nature ou de mer, et puis essayer de n'oublier personne et n'en faire pourtant jamais assez. Si l'avenir est si incertain, que faire d'autre que d'enfiler quelques brefs instants étoilés à chaque fois que c'est possible ?
Et en même temps, je ne suis pas dupe. Ça ne suffit pas. Ça ne peut pas suffire. Il faudrait ralentir la course. Prendre du recul. Et des décisions raisonnables. Prévoir. Organiser. Définir des objectifs. Pas l'énergie, ni l'envie de renoncer à la poésie intermittente, ni suffisamment la conviction que nous ayons tant que ça la maîtrise de quoi que ce soit, dans ce monde.
Je fais comme si, et contourne sans cesse l'éléphant dans la pièce qu'est le handicap d'Elsa – le bug dans la matrice, le truc qui fait dérailler l'ordre des choses, les enfants grandissent, et s'en vont essayer de faire un petit mieux que nous, a minima finissent par trouver les moyens du chemin qui sera le leur. Et là... on ne sait pas, avec une gamine bien trop maligne pour ne pas s'en rendre compte, ce qui est un crève-cœur de tous les instants – pour toutes les deux. Il n'y a rien de normal dans notre quotidien... mais je suis la gardienne de la flamme, du « on trouvera des solutions » - alors on fait comme si, et on invente des moments comme autant de cailloux de Petit Poucet, un concert, un voyage, un achat futile, des retrouvailles amicales – et on laisse aussi dans l'ombre les angoisses matérielles – l’argent, la santé, aujourd'hui ça tient à peu près, demain sera un autre jour.
Je me console – par rapport à tant d'autres dans ce monde, je reste tellement privilégiée. Assez d'argent pour le nécessaire et même pour un tout petit peu de superflu (mais sans filet), l'accès à la culture qui me sauve de tant de choses, des cercles multiples, la tendresse précaire de Samir – mon fragile point d'équilibre. Je me console, parce qu'il n'est pas d'humains dans ce monde qui n'aient l'expérience du deuil, de la maladie, du handicap, et que c'est juste la vie quoi, le bordel, comme le chantait Higelin.
Je me console – quand la solitude me pèse, et que j'aimerais un homme à mes côtés, ou qu'un père ou un beau-père manquent tellement pour mes enfants, et me rappelle que vivre à deux n'est pas l'assurance de ne pas se sentir seul, et que j'ai choisi de ne pas rester dans des faux-semblants précaires. Je me console, en devinant que le couple n'est pas la réponse à tout, et que je suis aimée de multiples façons, amoureuses ou amicales, dont aucune ne repose sur un devoir ou un contrat, et que c'est un privilège.
Je me console, quand un rayon de soleil vient illuminer mon petit chez-moi ce dimanche matin, que le thé brûlant sent bon et que les chats dorment tranquillement près de moi.