13 novembre 2010

Tissages

Un des passages que je préfère, en littérature, est extrait des Villes impossibles, d'Italo Calvino. Calvino y décrit une ville imaginaire, baptisée Eufemia, où les marchands de toutes nations se rassemblent à chaque solstice et à chaque équinoxe pour échanger des marchandises. Mais ils ne se retrouvaient pas à Eufemia uniquement pour faire commerce d'épices, de bijoux, de bétail ou d'étoffes. Ils y viennent pour se raconter des histoires - pour, littéralement, échanger du vécu.

Et voici comment ils procèdent : ces hommes, écrit Calvino, se rassemblent la nuit autour de feux de joie et chacun lance un mot tel que "soeur", "loup", "trésor enfoui". Ensuite, chacun tour à tour raconte une histoire personnelle de soeur, de loup, ou de trésor enfoui. Au cours des mois suivants, bien après avoir quitté Eufemia, lorsqu'ils traversent le désert, seuls à dos de chameau, ou voguent vers la lointaine Chine, ces marchands combattent leur ennui en draguant leurs souvenirs. Et ils découvrent alors qu'ils ont vraiment échangé leurs souvenirs - que, comme l'écrit Calvino, "ils ont échangé leur soeur pour une autre soeur, leur loup pour un autre loup" (...).

C'est ça, l'intimité : les histoires qu'on se raconte dans le noir. Ces bavardages nocturnes et paisibles illustrent pour moi, plus que toute autre chose, la curieuse alchimie du couple. Car, lorsque Felipe a évoqué pour moi la nage de son père, je me suis approprié cette image liquide, je l'ai cousue soigneusement dans l'ourlet de ma propre vie, et à présent, je la transporterai partout avec moi, aussi longtemps que je vivrai, même quand Felipe ne sera plus là : ses souvenirs d'enfance, son père, son fleuve, son Brésil - tout cela aussi est devenu une part de moi.

Elisabeth Gilbert, Mes alliances