07 novembre 2017

Rien qu'une fois

C'est l'habitude qui nous manque
On ne sait pas jeter des cris
Hurler contre ce qui nous flanque
La tête au murs certaines nuits
On ne sait pas claquer les portes
Fermer ses oreilles et ses yeux
Jeter au diable et qu'il emporte
Tout ce qui nous déchire en deux

Un rien une paille un copeau
Une plume de moineau
On ne soupire pas plus fort
Qu'un enfant qui dort
Un rien une hache un couteau
Une épée plantée dans le dos
On ne veut pas montrer le sang
On saigne au dedans
Mais rien qu'une fois
Rien qu'une fois faire des vagues
Et tout casser rien qu'une fois (...)

Anne Sylvestre


Je suppose que c'est ainsi que les hommes vivent - en s'habituant. Ce que notre petit cerveau, ou notre système émotionnel, ne peuvent tout simplement pas affronter en continu, ils l'oublient, au moins par moments. Le mettent à distance. Le minimisent. Le banalisent.

Où et quand me suis-je habituée à ce qu'Elsa soit à l'hôpital ? "Rentre" à l'hôpital, comme si c'était une autre maison, voire sa résidence principale ? Prenne des médicaments à des doses croissantes ? Présente trop souvent ce petit visage fermé, cette attitude de défi permanent, ce verrouillage de trop de souffrance incompréhensible, qui me la rend parfois brièvement étrangère ? Depuis quand les mots suicide, scarifications, angoisse, font-ils partie de notre vocabulaire "normal", sans que plus personne ne semble s'émouvoir de leur charge réelle ?

Où et quand me suis-je habituée à vivre la peur au ventre, à l'épuisement au bord de la nausée, à tel point que oui, je me sens parfois plus en sécurité quand je la sais contenue par l'équipe que lorsqu'elle est à la maison - en tout cas pour le moment ? Quand est-ce que j'ai laissé échapper ce qui était ma représentation initiale, une hospitalisation brève, un retour en classe en septembre ? Parfois j'ai l'impression d'être encore dans ce "à contre-temps", en dépit de l'évidence...

Où me suis-je laissée prendre en otage par la menace sous-jacente, au point de ne plus me faire confiance pour différencier ce qui appartient au folklore adolescent normal - provocation, agressivité, attirances "dark", transgressions mineures - et ce qui constitue un danger réel ? Est-ce qu'après tous ces mois, je me sens encore capable de faire la part des choses entre ce qui relève de l'attention affectueuse, de la précaution, bienvenues dans un moment de vulnérabilité et de régression, de la soumission à une toute-puissance adolescente aussi dommageable pour elle que pour nous ?

Comment est-ce que je m'y prends pour tenir la plupart du temps à distance les questions sur les destinées possibles à partir de ce point, et sur les traces que laisseront à tous cet épisode, et sur l'expérience indélébile que représentent ces mois d'hospitalisation, la confrontation à cette diversité de souffrances dites "psy" à un âge si fragile ?

Comment puis-je me couper suffisamment de mon bébé - je parle de la petite Elsa qui vit en moi, si vivante, espiègle et volontaire, pour m'occuper de cette adolescente sans m'effondrer, sans me laisser envahir par ma propre détresse ? En parant les coups d'une violence d’autant plus redoutable qu'elle avance silencieusement - personne ne crie, les portes ne claquent pas - et je le regrette, le conflit ouvert serait tellement moins dangereux pour elle me semble-t-il, que cette destructivité silencieuse...

Dans les entretiens familiaux, toujours profondément éprouvants, je suis en mesure oui, de ravaler mon chagrin, mon inquiétude, mon découragement, ma colère parfois. Afin de lui laisser toute la place possible à elle - ne pas induire, ne pas juger, ne pas peser, le moins possible (et échouer toujours de surcroît - car quoi de plus pesant qu'un parent à l'adolescence, même quand on va bien ?). Mais quand je prends quelques pas de recul, je m'interroge sur ce qu'il y a d'inhumain là - d'amour fou aussi sans doute - à m'effacer pour l'autre, à présumer aussi je pense, de mes propres forces.

Mais...rien qu'une fois faire des vagues...