20 novembre 2017

Une journée

Une jeune femme étrangère que je suis depuis des années, qui force le respect par l'énorme chemin qu'elle a fait pour se sortir d'un enfermement mortifère, travailler, s'autonomiser, et dont la lucidité me bouleverse - incluant son regard sur la chronicité de sa souffrance, la nécessité des médicaments à vie, son aspiration autant que son impossibilité à envisager une relation amoureuse.

Cette si vieille dame quasi-aveugle et sourde, qui vient m'annoncer le décès de sa fille, retrouvée morte dans son lit par la police. Elle est venue jusqu'à moi, alors que les appareils auditifs qui habituellement permettent un relatif dialogue dysfonctionnent, consciente qu'elle ne pourrait pas m'entendre, mais avec ce besoin de partager cette cette peine insensée. Que faire, si ce n'est franchir l'espace du bureau pour prendre sa main, communiquer ma présence cependant ?

Un homme de 40 ans, au bord de l'effondrement, soutien de la mère et de la sœur handicapée dans l'enfance, du père en phase terminale et de la grand-mère paternelle aujourd'hui - en demande de "solutions d'urgence", en refus de prescription - ce jour nous avons simplement respiré, et paradoxalement c'est la rencontre qui m'a le moins pesé.

Un autre, retraité, débordant d'agressivité passive, enfermé dans une longue plainte contre une compagne qu'il ne peut se résoudre à quitter, se présentant comme un héros qui ne laisserait pas cette dame dans la détresse, propose même une consultation de couple mais s'apprête à partir deux mois sans l'en avertir, etc.

Je sais que j'en oublie un ou une ici, mais qui ? A cette étape, mon esprit cale devant l'obstacle, me signifie qu'il serait déjà temps d'arrêter. Mais la journée n'est pas finie...

(Ca m'est revenu. Ce n'est pas le plus lourd pourtant - juste un homme qui oscille entre être ou ne pas être, avoir ou ne pas avoir, vouloir ou ne pas vouloir, Hamlet, Hemingway et Bartleby à lui tout seul, normal, c'est un prof de lettres. Qui se perd dans les mots des autres, souvent. Mais qui se saisit des perches que je lui tends, accepte que je sois confrontante parfois).

Une autre jeune femme que je suis également depuis longtemps, et que je vois avec plaisir (ouf !) sortir elle de son insatisfaction chronique et parachever le travail d'indépendance entamé il y a quelques années - décider d'être heureuse envers et contre la plainte maternelle chronique.

Cette patiente vue il y a trois ans, et qui revient en ayant accompagné jusqu'à la fin d'un cancer pédiatrique la petite fille née alors, mais qui pleure surtout ce jour sa douleur de constater que même dans cette épreuve, ses parents à elle restent dysfonctionnels, inaptes - mère endeuillée et comme orpheline à la fois.

Une nouvelle, deuxième entretien, qui a communiqué la première fois son inquiétude sur ses variations d'humeur, troubles alimentaires, et abat aujourd'hui ses cartes, père bipolaire, alcoolique, compagnon probablement pathologique à l'image du père, et sa peur à elle d'être malade à son tour, au bord de la chute.

Une autre nouvelle, dont les rires cachent mal les larmes et la logorrhée, mal l'angoisse vertigineuse. 

La dernière, et pas la moins effrayante, déverse à la fin de ma journée un discours-fleuve, romanesque où se mêlent Anne Frank, les lycées d'après-guerre, les amitiés de camps de concentration, et l'insécurité héritée qui ne l'a jamais quittée malgré une vie passée à ériger des remparts contre ce sentiment. A cette heure-ci, dans la pénombre du bureau et après cette journée, je n'ai plus la force d'endiguer et laisse le flot rouler - y sombre à mon tour.

En sortant, je pense à la chanson de Goldman : "Mais qu'est-ce qu'on peut bien faire - après ça ?"

Ce matin, la réponse a été finalement assez simple : vertiges, nausées, j'ai annulé ma consultation. Je me sens comme une éponge qui ne peut pas absorber une seule goutte de plus.