10 janvier 2018

Manuscrits

Ça fait plusieurs fois que des patients attirent mon attention rêveuse sur cette chose trop oubliée, la lettre manuscrite. Celle-ci, sur les lettres de guerre de ses grands-parents, amoureux, soucieux pour leur toute petite fille cachée dans une famille de la campagne. Cette autre, sur la lettre à sa mère de cet oncle décédé trop tôt du SIDA, qui lui donne enfin la clé de cette intuition d'une faute, voire d'une malédiction qui courrait à travers les générations, mais lui dresse aussi le portrait d'un homme lucide et courageux qui fut également son parrain. Une autre encore, sur les lettres échangées récemment avec son compagnon, comme une tentative d'exprimer ce qui n'arrive plus à se dire au quotidien dans ce couple en crise.

Des lettres traces, témoignages, trésors, autant de clés pour déchiffrer le passé ou le présent. Des objets qu'on peut tenir dans la main, relire, perdre au fond d'une malle avec de vieilles photos, voir resurgir, partager. Je me souviens du plaisir que j'avais, adolescente puis jeune femme, à envoyer et à recevoir du courrier. J'ai une boîte des lettres du père de mes enfants au début de notre rencontre, que j'aurai du plaisir à leur transmettre un jour. Et qui ne manquent pas de créativité : deux d'entre elles sont sous formes de cassettes, une autre est écrite sur le long métrage d'un rouleau de caisse... Une autre boîte encore contient des cartes d'anniversaire écrites de la main appliquée de ma grand-mère, quelques jolies cartes postales, avec d'autres menues traces : tickets de spectacle, photos, sous-bocks...

Mais demain ? Les enfants, les adultes, les patients de  demain, comment feront-ils sans ces papiers jaunis, sans cet accès irremplaçable à la pensée qui se cherche, se dessine, à l'émotion de l'écriture tracée de la main de celui ou de celle qui n'est plus là ? Plus de photos à l'ère du numérique, plus de lettres ou de mots doux à l'ère du mail et du SMS, est-ce que cela va modifier notre rapport à la mémoire ? A l'amour ? Au temps - celui de l'écriture, du voyage, de la réponse ?

Je me régale à l'idée de savourer l'énorme volume de la correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès qui vient de m'être offert. Pas forcément dans l'ordre, pas forcément tout entier, mais comme une petite fenêtre sur deux êtres d'exception, un accès précieux à l'intimité quotidienne entre deux grands esprits - mais demain ? Est-ce qu'on publiera des échanges de mails ? Des romans SMS ? Des compilations de tweets ? Sérieusement, est-ce qu'on peut imaginer ces deux amoureux de la langue tweeter :-)?