15 septembre 2025

Que des liens (2)

Ce qui a rendu ces moments néanmoins chaleureux, c'est qu'au-delà des silences passés et présents de ceux qui nous précèdent, Cyril, Clara et moi avons un vrai lien. Qui continue d'évoluer et de s'approfondir dans ces conditions pourtant difficiles, et je trouve, pour le meilleur, avec beaucoup d'intelligence et de simplicité. 

C'était un vrai plaisir de passer du temps avec Clara sur ces trois jours, de retrouver Cyril même si nous nous sommes croisés, et de constater que dans des circonstances habituellement génératrices de tensions, nous sommes tous les trois présents - chacun avec ses forces et son contexte propre, et dans le respect des possibilités de chacun.

Nous sommes très différents mais nous avons ceci de commun je crois, une vraie attention à l'autre, une forme d'intelligence relationnelle - et une vraie gentillesse. C'est précieux. J'aime beaucoup le lien des adultes que nous sommes devenus.

Que des liens

Nous n'emporterons rien que l'amour que nous aurons donné, je crois que c'est Bobin qui écrit ça quelque part...

Faire le tour de l'appartement de Papa et Gene ce week-end, avant qu'il ne soit vidé, rénové et loué pour financer leurs places en maison de retraite, c'est une méditation sur l'absurdité de l'accumulation matérielle. Il restera si peu de choses - parce que nous avons nous aussi déjà créé nos maisons à notre image, parce que les objets s'usent, se démodent ou se dévaluent, parce que les goûts diffèrent, parce qu'il est éventuellement plus satisfaisant de donner que de brader. Dans quoi ça tient, une vie ? Quels objets familiers nous parlent de ceux qui ne sont plus là ? En l'occurrence, de ceux qui sont encore là sans plus y être vraiment - ce qui rend tout ceci encore plus étrangement mélancolique je crois.

Les objets autrefois soigneusement choisis, et parfois payés cher s'avèrent globalement impropres à la revente ; et finalement, les plus émouvants n'ont pas ou peu de valeur marchande - des photos, des écrits, quelques secrets - là où il reste un peu de l'être finalement. 

C'est touchant et tellement triste à la fois - car l'un comme l'autre auront été si peu à même de partager ce qui les animait en profondeur. Je ne suis pas sûre de connaître la ravissante jeune femme de ces photos baignées de soleil et de sensualité (mais je sais qu'elle peignait de magnifiques aquarelles et jouait de l'orgue), ni l'homme qui a rédigé ces textes ésotériques ou engagés pour ceux qu'il désignait comme son autre famille (mais je salue sa culture encyclopédique, son goût pour les livres et l'opéra, et son infatigable pugnacité).

Leurs longues solitudes nous privent aussi de la possibilité de ces témoins, là où il y a eu tellement de silences : 

C'est pas toi qui me fais pleurer c'est ceux et celles qui t'ont aimé
Qui me dévoilent des épisodes parfois aux antipodes
De la personne que j'ai connue, du toi que j'ai entraperçu
Qui me partagent des histoires auxquelles j'aimerais tellement croire...
(Zaz, Que des liens)

Qu'avons-nous manqué, qui ne nous sera jamais conté par d'autres voix ?

Au passage la question m'a traversée aussi - et si je disparaissais demain, que trouverait-t-on de moi qui n'appartenait qu'à mes jardins secrets ? 

De Papa j'ai gardé un lourd cendrier de cristal que j'ai toujours vu posé sur son bureau - et autrefois chez mes grands-parents. Quelques "planches" rédigées par lui. Et puis il y a une vraie joie à ce que Cyril et Clara aient accepté que je ramène ses appareils photo à Elsa - justement parce que là il s'agit bien d'une transmission - ce qui n'aura été donné ni par le lien ni par les mots de son grand-père passe ici par l'accès à un matériel que je n'aurais jamais pu lui offrir. J'ai découvert aussi des photos des parents de mes grands-parents, incroyable !

De Gene j'ai gardé - avec l'accord de Clara - un joli manteau aussi chaud qu'enveloppant et une étole - l'élégance, la discrétion, les belles matières, et les "couleurs Gene" comme disait mon père, soit toutes celles de l'automne. Deux objets qui l'évoquent avec beaucoup de douceur.

Des bijoux de notre grand-mère commune, j'hésite encore à garder une bague - peut-être. Pour qu'il reste quelque chose, j'ai presque envie d'écrire, pour qu'il ne reste "pas rien", et tant pis pour sa valeur marchande, ou une éventuelle transformation de bijou - c'est telle quelle qu'elle me la rappelle le mieux.

Non, nous n'emportons pas grand-chose, et je ne suis pas fâchée que mes récents déménagements m'aient d'ores et déjà obligée à tellement m'alléger. Est-ce que ça me donnera la sagesse d'y réfléchir à deux fois avant le tout prochain achat - oui, peut-être un peu plus qu'hier en effet. 

14 septembre 2025

Deuil blanc

C'est ce deuil sans clôture qui est celui des proches toujours en vie mais plus ou moins absents à eux-mêmes, plus ou moins revenus à un état d'enfance.

Ce deuil dont je me protège en restant tellement à distance, quand bien même je suis en visite.

Ces moments suspendus où les mots n'existent plus, où je cherche dans ton regard la possibilité d'être reconnue - peut-être, peut-être pas, comment savoir avec certitude ? Ce sourire fugitif, m'est-il destiné, est-il seulement destiné à quelqu'un ? Derrière ce regard si souvent absent, quelle conscience demeure-t-elle, et si elle demeure, comment peut-elle tolérer cet environnement ?

Cet homme qui fut brillant, cultivé, séduisant, ce petit garçon joufflu, ce père imprévisible et distant, où sont-ils maintenant ? C'est si étrange cette fragilité physique, le fait que tu acceptes mon bras pour te relever et faire quelques pas hésitants, et si déchirant ces mots qui s'éteignent avant même d'avoir franchi tes lèvres.

Ce que tu as aimé, ce qui t'a ému, ce qui t'a fait vibrer, ces trésors perdus dont tu ne nous as pas parlé, comment affronter le fait que nous n'y aurons jamais accès, alors même que tu es encore là ? Et, au-delà de ces précieuses singularités - finalement transitoires, sait-on où se réfugie l'âme dans ces lieux ? 

Oh, bien sûr, les lieux en question sont clairs, modernes et propres, et les aides-soignantes ont l'air très gentilles, mais, mais... dans ce monde de zombies immobiles ou perdus dans la répétition infinie du même geste, ou de mots vides de sens, comment ne pas te souhaiter le moins de conscience possible, une vie de nouveau-né dont la sécurité est assurée et dont les besoins essentiels sont satisfaits ? Une vie de nouveau-né, mais la tendresse en moins... 

Mieux vaut que tu ne penses pas. Mieux vaut ne pas y penser.