14 octobre 2016

Collège Blues

Personne n’a aimé ça. Lorsque j’interroge mes patients, c’est très souvent la période considérée comme la plus difficile à vivre – la sortie du cocon de l’enfance, la perte des repères scolaires, l’irruption de la puberté et de la sexualité. Pour les plus fragiles d’entre eux, c’est toujours là que ça déraille, la marche est trop haute, les handicaps se cumulent – plus tu es déjà fragile, plus tu es déjà perdant, déjà perdu. Si tu es différent – trop grand, trop petit, trop gros, trop maigre, trop blanc, trop noir, trop gay, trop roux, trop voyant, trop invisible – c’est dommage pour toi. Si tu es un peu plus malin, un peu plus sensible, un peu cultivé, un peu plus éduqué – c’est dommage pour toi. Si tu refuses de socialiser en bavant sur les autres, en colportant les rumeurs, en agressant les plus faibles, c’est dommage pour toi.

Tout ça, c’était déjà vrai quand j’étais au collège. Ce qui est nouveau, c’est la progression ahurissante du niveau de violence sociale, physique et verbale dans l’indifférence générale. Ce qui est nouveau, c’est que nos enfants trouvent normal de se faire bousculer, insulter, discriminer, racketter, et que la loi du silence soit respectée. Ce qui est nouveau, c’est que ces têtes blondes ou brunes se jettent à la figure leur appartenance religieuse, portée comme un drapeau en même temps que vidée de tout sens spirituel. Ce qui est nouveau aussi, c’est l’omniprésence d’un vocabulaire sexuel et sexiste ordurier, brutal, qui constitue à lui seul une agression aussi constante que banalisée, un préliminaire à une culture de la domination et du viol. Ce qui n’est pas nouveau mais va s’aggravant, c’est la banalisation de l’irrespect et du désordre, des cours chaotiques et de l’absence de travail, même pas faute de le vouloir mais, dans certains cours, faute de le pouvoir.

Ce qui me frappe c’est la gangrène de l’absence de sens : il n’y a pas d’autre rapport que le rapport de pouvoir. L’empathie pour l’autre, les interdits fondateurs (ne pas faire, ni se faire, de mal), l’idée d’un apprentissage qui a du sens en lui-même et prépare à un projet de vie, d’une spiritualité soutenue par des valeurs, d’une sexualité sous le signe du respect et du lien, d’une humanité commune, d’un sens du collectif – INEXISTANTS dans le quotidien mais je pense aussi, dans les discours qu’ils entendent.

La parole non plus n’a plus de sens – la parole donnée, l’interdit, les mots qui humanisent, bâtissent des ponts et non des murs. La parole est insulte, interjection, crachat, actes sans pensée, impulsions sans mots.

Aux élections de délégués dans la classe d’Elsa, il y  a eu 18 voix pour Dark Vador et autant pour Dora l’exploratrice. Est-ce qu’un adulte a vraiment pris le temps d’expliquer le sens de cette représentation du collectif ? Est-ce que ce n’était pas le moment de faire de cette éducation « morale et civique » un temps enfin utile ? Est-ce que nos adolescents sont à ce point écœurés des systèmes adultes qu’ils désignent les héros de leur enfance  - comme un gag triste, une provocation désespérée ?

Quand le quotidien de l’échange de couloir ressemble à « - Je nique ta mère par tous les trous / - Ta gueule puceau, je suis sûre que t’as jamais vu une chatte en vrai » (car l’élégance du langage n’est pas réservée aux garçons), est-ce que parfois un adulte réagit ?

Quand on a élevé ses enfants dans une culture de l’accueil de la différence et du dialogue, comment ne pas constater qu’on les a, peut-être, bien mal préparés à affronter la meute ? Que leur capacité d’analyse et leur niveau de langage sont, à cette étape, des handicaps ? Quels mots trouver, pour signifier l'inacceptable tout en gardant une cohérence, l'envie de soutenir la vision d'un monde qui intègre sans (se) désintégrer ?

Lu, mère en colère