05 novembre 2021

C'est quoi un homme en vie ?

Frédéric Dard aimait Michel Audiard. Simplement, il le dit :

"Qu'est ce qui nous prend, Michel, de mourir comme des cons, nous qui pourtant savions vivre. Nous l'avions compris que tout cela, la vie, la mort, les autres, n'était qu'un immense malentendu. Alors, parce que nous avions respiré un grand coup cette évidence, on passait outre. 

On faisait un peu semblant, juste pour dire : semblant d'écouter, semblant d'écrire, semblant de compter en banque, de voter aussi parfois, semblant d'être Michel Audiard et Frédéric Dard. [...]

On ne demandait qu'un peu d'amour et de vin rouge. On tissait notre liberté jour après jour. Ça, oui : notre liberté, Michel ! Parfois, au coin d'un bois, après une salve de calembredaines, on a hurlé un bon coup. Pas à la mort, Michel : à la vie. Elle était tellement plus redoutable, plus gueuse et féroce. J'ai encore dans l'âme certains de ces cris que tu as poussé par des nuits sans lune où tout ça devenait trop terrible à supporter. 

Des cris comme celui que lance Anthony Quinn à la fin de La Strada quand il comprend que la vie est finie et qu'elle a eu lieu sans lui. 

Michel, je nous revois en train de pisser, chez Lipp, des Bordeaux de qualité que nos moyens nous permettaient. On ressemblait à deux bourrins dans leurs stalles et on échangeait des répliques à cent mille balles pièces ! 

On se racontait nos maléfices, à mots couverts, on se débusquait les chagrins avec des voix sarcastiques et nos larmes rentrées s'en allaient à travers nos vessies. 

Ils vont passer et repasser tes films, mon drôle. Et dire comme quoi tu as été ceci, cela. C'est l'instant tragique des capotes anglaises nécrologiques. Chacun va sortir sa boîte de superlatifs. On va t'astiquer la mémoire. [...]

Moi, ce que je vais leur répondre à ces vernisseurs de cercueils, c'est que tu auras été un vrai bonhomme en vie et qu'il n'y a pas de mort qui tienne. Tu le resteras. 

C'est quoi un homme en vie ? C'est un homme qui comprend tout et devine ce qu'il ignore. C'est un homme qui transforme sa misère en chanson de salle de garde et qui se cache pour se gratter la peau de l'âme comme si c'était celle de ses couilles. 

Un soir, dans une chambre d'hôtel à Venise, j'ai lu d'une traite ton dernier livre : La nuit, le jour et toutes les autres nuits. 

J'ai reçu comme une balle dans la peau. Après l'avoir refermé, je me suis mis à chialer. Ces larmes, je l'ignorais, étaient un acompte sur le chagrin d'aujourd'hui. Comme je me sentais inconsolable, je t'ai écrit une longue lettre à laquelle tu n'as pas encore répondu. Mais ça ne fait rien, j'attendrai."

- Frédéric Dard