16 mars 2006

Misères

Elles sont deux copines de 17 et 18 ans, discours pauvre, désorientation perceptible, obésité déjà installée - évidemment sans profession. L'une des deux vient pour un test de grossesse, elle a des rapports non protégés depuis six mois, le dernier date de la veille. A l'évocation de la possibilité d'utiliser la pilule, je vois la copine froncer le sourcil - que se passe-t-il ? 17 ans, 3 avortements dont une IMG à 5 mois de grossesse - par ailleurs en rupture familiale. Provinciales, elles sont hébergées à titre ô combien provisoire par des majeurs rencontrés en boîte qui ont déjà signifié à l'une d'elles qu'elle n'était plus la bienvenue. L'adresse où nous pourrions les joindre si nécessaire ? Elles ne la connaissent même pas. Elles sont souriantes, plutôt d'un contact facile - tragiquement en décalage avec la réalité de leur situation. Elles ne sont ni naïves ni insouciantes - mais absentes à elles-mêmes, dans un monde où nos préoccupations concernant leur santé physique et psychique n'a aucun sens.
Elle est Malienne, elle a 30 ans, elle est en France depuis trois ans - c'est une femme intelligente, éduquée, mais sans emploi, hébergée par un monsieur qui lui a fait savoir, ainsi qu'à l'autre femme qui vit sous le même toit, qu'une grossesse serait synonyme de mise à la porte. Bien sûr, elle est enceinte - de quatre mois ; bien sûr, elle ne l'a pas encore annoncé. Toutes ses pensées, de toute façon, sont pour sa mère restée au Mali, avec un homme qui multiplie les épouses et bafoue les règles très codifiées de l'organisation familiale traditionnelle. Sa précarité, sa grossesse passent bien après son l'inquiétude, la colère et la honte qu'elle ressent face à tout cela. De son exil elle dit, les gens d'ici ne peuvent pas comprendre, la précarité en France n'est rien par rapport à ce qu'elle est en Afrique. Elle dit aussi, partir, dans l'espoir de pouvoir un jour aider ceux qui sont restés là-bas, est la seule chose qu'un enfant puisse faire pour sa famille... Elle dit encore, je ne peux pas envoyer de l'argent à ma mère, mais je l'appelle chaque semaine pour lui dire que je l'aime, parce que rien n'est plus important que les liens parent-enfant. Elle consulte pour rompre sa solitude, tenter de se retrouver autrement qu'à travers les entretiens sociaux qui se multiplient pour faire face à la complexité de sa situation.
Elle, elle, elle... jour après jour, les récits s'égrennent - à l'expression de mon sentiment de surcharge un jour récent, une collègue a simplement répondu, il va falloir que tu te blindes... Non. Et, si cela devait arriver un jour, j'espère que j'aurai la présence d'esprit de changer de métier.